Sunday, April 18, 2021

Explosion au port de Beyrouth : ce qui pourrait avoir déclenché l'incendie.

 Qu’est-ce qui a fait brûler le hangar numéro 12 et conduit à l’explosion gigantesque du port de Beyrouth ? Bien qu’aucune hypothèse ne soit à écarter, la piste d’un incendie accidentel plutôt qu’une attaque extérieure demeure la plus réaliste selon nos investigations.


Le port de Beyrouth après l'explosion du 4 août 2020. Archives AFP


Huit mois se sont écoulés et les Libanais attendent toujours des réponses sur ce qui a pu conduire à l’une des plus grosses explosions non nucléaires de l’histoire humaine, lorsque des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium ont détoné au sein du port de Beyrouth le 4 août dernier, ôtant la vie à plus de 200 personnes et détruisant des quartiers entiers de la capitale.

L’enquête en cours comprend trois volets. Le premier concerne l’historique du Rhosus, le navire qui transportait les 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, un fertilisant agricole qui peut également être transformé en explosif. Il s’agit de savoir pourquoi ce navire poubelle enregistré en Moldavie est arrivé au port de Beyrouth en 2013 et à qui appartient véritablement la marchandise qu’il transportait. Le deuxième volet tente d’établir les responsabilités à différents échelons qui ont conduit à ce que ces matières dangereuses demeurent pendant de si longues années dans l'enceinte du port et notamment dans le hangar n° 12. Le troisième volet vise à savoir ce qui s’est passé le 4 août, pour que le hangar prenne feu et que le nitrate d'ammonium explose.

Selon les sources judiciaires proches du dossier, les deux premiers volets sont ceux qui avancent le plus. En revanche, on ne saurait toujours pas ce qui a mis le feu aux poudres le 4 août. Une expression à prendre au sens littéral, étant donné l’énorme quantité d’explosifs qui étaient stockée aux côtés des sacs de nitrate d’ammonium. La piste d’un incendie accidentel lié à des travaux de réparation ayant lieu le même jour au hangar n°12 a été rapidement privilégiée par les autorités libanaises au moment des faits. Mais pour élucider cette partie de l'enquête, la justice libanaise compterait beaucoup sur le rapport d'experts commissionnés par la France qui ne leur a toujours pas été remis. La France tout comme les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient envoyé, après le drame, des experts qui ont travaillé conjointement avec les forces de sécurité intérieure libanaises sur le terrain pour tenter de reconstituer les événements et élucider les causes de l’explosion. Si le FBI a rendu son rapport en octobre, il ne semble pas être parvenu à des réponses concluantes allant au-delà des éléments déjà apportés par les services libanais. « Les Français ont procédé au travail technique et scientifique le plus poussé avec des plongeurs qui ont fait des prélèvements sous-marin. Les deux juges successifs Fadi Sawan et Tarek Bitar (chargé de l’instruction de l'enquête) m’ont tous deux dit qu’ils attendaient impatiemment leurs résultats », indique à L’OLJ la ministre sortante de la Justice Marie-Claude Najm.


La piste d’une attaque extérieure.

Les circonstances entourant l’explosion du port de Beyrouth pourraient alimenter les scénarios les plus paranoïaques tant les coïncidences mises bout à bout semblent invraisemblables. Comment est-il possible que des matières chimiques restées pendant six ans dans un hangar dans des conditions de stockage déplorables finissent par exploser au moment où des travaux de sécurisation étaient enfin lancés ? Comment interpréter le fait que cette catastrophe se produise deux semaines seulement après la remise d’une lettre au président de la République l’informant, pour la première fois, de la présence de cette quantité massive de nitrate d'ammonium ? Comment oublier que quelques heures avant l’explosion, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avait menacé de faire payer au Hezbollah le même prix qu'en 2006, après une série de heurts survenus à la frontière israélo-libanaise ? Et enfin comment ne pas se souvenir que le Tribunal spécial pour le Liban devait rendre son verdict sur l’assassinat de Rafic Hariri trois jours après la catastrophe?

Pour mieux démêler le complexe écheveau, il faut revenir sur les instants qui ont précédé l’explosion, ce mardi 4 août 2020. Vers 17h55, les pompiers de la caserne de la Quarantaine sont avertis qu'un incendie s’est déclaré au port de Beyrouth. On ne leur donne toutefois aucune information quant à la présence d’un stock de nitrate d’ammonium sur les lieux. À la même heure, une première vidéo postée sur les réseaux sociaux montre des colonnes de fumée blanche se dégageant du hangar situé juste en face des énormes silos à grains. Lorsque les pompiers arrivent sur place, quelques minutes plus tard, l’incendie a gagné en intensité et la fumée est devenue noire. Ils appellent du renfort et tentent d’ouvrir le hangar. Mais rapidement le feu prend une autre tournure et une série d’explosions se déclenche, accompagnée de grosses étincelles qui suggèrent la présence de feux d’artifice. À 18h08, une énorme boule de feu se forme au milieu du hangar, suivie de la gigantesque détonation équivalente à environ 600 tonnes de TNT qui laissera un cratère de 100 mètres de long et 6 mètres de profondeur. Une déflagration qui fera des dégâts jusqu’à 10 kilomètres de distance.

Quelques heures seulement après le drame, alors que les autorités commencent à évoquer la piste de l’explosion accidentelle d’un stock de nitrate d’ammonium, Donald Trump déclare que « cela ressemble à une terrible attaque » et affirme détenir des informations de généraux américains dont il ne révèle pas l’identité. Les propos du président des États-Unis sont toutefois contredits le même jour par ceux de ses responsables de la défense. Selon eux, s’il y avait eu des indications montrant qu'un acteur régional (sous-entendu Israël) ait pu exécuter une opération de cette ampleur, Washington aurait automatiquement renforcé ses troupes et protégé ses intérêts dans la région par craintes de représailles.

Trois jours après l'explosion, c’est au tour du président libanais d’évoquer la possibilité d’une attaque « au moyen d’un missile ou d’une bombe ». Michel Aoun dit avoir demandé à la France l'accès à des images satellitaires « afin de savoir s'il s'agit d'une agression extérieure ou des conséquences d'une négligence ». Interrogé par L’OLJ pour savoir si le président Aoun maintient ses déclarations aujourd'hui, Salim Jreissati, son conseiller, répond qu’à l'époque et face à l’ampleur du désastre, le président ne pouvait pas écarter l’hypothèse d’un acte de guerre ou d’un sabotage. « Comme beaucoup de Libanais avaient affirmé avoir entendu des avions, le président a demandé des images satellitaires. Mais dès que l’affaire a été déférée devant la Cour de justice, le chef de l’État ne s’est plus jamais exprimé sur l’enquête ni prononcé sur aucune hypothèse », ajoute-t-il. Habitués au viol fréquent de leur espace aérien par les avions israéliens, nombreux sont les Libanais qui disent avoir reconnu le son d’un avion avant la déflagration. Le général à la retraite Khalil Helou en fait partie. « Je suis persuadé que c’est une attaque israélienne que le monde est en train de couvrir. Le fait que les Français ne fournissent pas toutes les images au Liban est en une preuve », déclare l’ancien militaire libanais.

Sur l'accès aux images satellitaires, la France ne semble pas très claire. Y a-t-il eu refus de les fournir ? « Non. Mais les demandes n’avaient pas été envoyées par les voies judiciaires. C’est une question de procédure », déclare une source diplomatique française à L’OLJ. Au sein du gouvernement libanais, on confirme toutefois que la France a promis de fournir ce matériel. Les images seront-elles transmises au juge Bitar en même temps que le rapport d’expertise scientifique tant attendu ? On apprend d’une source officielle libanaise que lorsqu'il était encore aux manettes de l’enquête, le juge Sawan avait fait appel aux Nations unies pour qu’elles demandent aux États membres de livrer ces images au Liban. Une requête non conforme aux prérogatives de l’ONU lui avait répondu son secrétaire général. Les États-Unis auraient, quant à eux, transmis des images très peu significatives de type « google map ». La chance qu’un satellite de renseignements ait pu capter des images au-dessus du port de Beyrouth au moment de l'explosion est toutefois infime, car la plupart opèrent en orbite basse. Ils tournent autour du globe à une vitesse supérieure à la vitesse de rotation de la Terre et ne restent pas au-dessus d’un point donné.

Pour le moment, il n’existe donc aucune preuve pointant vers une attaque aérienne. Dans un document datant du 7 août et accompagné d'images que L’OLJ a pu consulter, la Direction générale de l’Aviation civile libanaise écrit que les systèmes de radars locaux n’ont repéré aucun appareil militaire ennemi ou ami dans le ciel libanais et alentour entre 17h et 18h10. En outre, l’analyse des photos et vidéos prises au moment de l’incendie et de l’explosion n’a montré aucun indice appuyant l'hypothèse de la présence d'un avion ou d'un missile, ce dernier étant généralement détectable à l'œil nu, s’il est gros, mais aussi par les radars. « L'explosion ne peut pas être le résultat d'une opération d'un avion ou d’un drone militaire, car cela aurait été aussi repéré par tous les radars des pays voisins », affirme pour sa part Joseph Henrotin, rédacteur en chef du magazine Défense et Sécurité internationale. « Il est trop tiré par les cheveux d’imaginer que tout le monde voudrait cacher l’information », ajoute-t-il. « Et puis frapper comme ça en pleine ville, à côté des silos à grains c’est trop gros ! Je ne connais aucun officier de force aérienne qui recommanderait une option pareille. C’est créer des dommages collatéraux absolument incontrôlables, d’une part, et de l’autre, c’est ridicule du point de vue de la discrétion », poursuit-il. Selon le politologue spécialiste de la défense, si Israël avait voulu neutraliser une cible située en pleine ville, il aurait fait intervenir des forces spéciales.


L’hypothèse d’une cache d’armes du Hezbollah.

Les Israéliens ont nié toute implication dans les événements du 4 août. « L’État Hébreu ne s'attendait pas à créer des dégâts d'une telle ampleur car son objectif n’était pas de viser le nitrate d’ammonium mais un dépôt d’armes ou des intérêts du Hezbollah au port de Beyrouth », martèle quant à lui l’ancien général libanais Khalil Helou, pas convaincu par les dénégations israéliennes.

Ces allégations partagées par une partie de l'opinion publique et relayées dans certains articles ont été fermement démenties par Hassan Nasrallah. « Il n’y a rien nous appartenant au port, pas de stock d’armes, pas de roquettes, pas de pistolets, pas de bombes, pas de balles, pas de nitrate. Il n’y en a pas, il n’y en a pas eu et il n’y en aura pas », avait martelé, lors d'un discours le 7 août, le leader du parti de Dieu en affirmant que l'investigation lui donnerait raison.

Ces dernières années, Israël a eu pour habitude d’effectuer des frappes aériennes contre des positions du Hezbollah sur le sol syrien dans le but affiché d'empêcher le ravitaillement en armes du mouvement chiite par Téhéran. Toutefois, en 2019, les Israéliens ont réalisé une attaque inédite au sein de la capitale libanaise. Des petits drones, dont l’un transportait une charge explosive de 5 kilos, se sont écrasés dans la banlieue sud de Beyrouth. L’UAV armé a explosé contre un centre appartenant au Hezbollah, faisant trois blessés et des dégâts matériels. C'était la première fois que l’on voyait des drones chargés d'explosifs survoler l'aéroport, mettre en danger l’aviation civile et commerciale et s’écraser dans les rues du Liban.

Si de tels petits engins étaient à l'origine des explosions du 4 août, il faudrait néanmoins qu’ils aient pénétré avec une impressionnante précision et sans être vus dans le hangar à travers une ouverture pour pouvoir causer les dégâts escomptés. Plusieurs des fenêtres du hangar n° 12 étaient ouvertes au moment de l'incendie, mais elles étaient aussi couvertes d’un grillage d’après les informations d’une des personnes placées en détention.

Par ailleurs, il faudrait encore prouver qu'il y avait bel et bien une réserve d’armes au sein de ce bâtiment. « Pourquoi le Hezbollah utiliserait-il le port de Beyrouth, où opèrent de nombreux services de sécurité, comme entrepôts d’armes ? Ça n'a pas de sens », estime Mohanad Hage Ali, chercheur au Carnegie Middle East Center selon lequel rien n’a jamais accrédité cette thèse par le passé. « Le port est une institution libanaise où toutes les parties sont représentées et y opèrent. C’est un lieu trop exposé pour que le Hezbollah puisse y fabriquer librement des munitions. » Selon le rapport d’enquête de la police judiciaire libanaise consulté par l'OLJ, aucune trace de munitions ne semble avoir été retrouvée. Ce document produit un inventaire des matières collectées sur les lieux de la déflagration par les experts libanais. Les morceaux métalliques que certaines personnes ont trouvés ça et là dans les rues de Beyrouth et dont certains ont estimé qu'il s'agissait de débris de roquettes et de munitions, ont été identifiés comme des morceaux de la structure du hangar 12 qui a été pulvérisé. Il est écrit, dans ce rapport daté du 24 août, que les prélèvements analysés n’ont révélé aucune trace d’explosifs militaires ou d’obus. Des entretiens entre le FBI et les enquêteurs libanais en date du 21 août, dont les procès verbaux ont fuité dans le quotidien al-Akhbar, proche du Hezbollah, vont dans le même sens. Il faudra encore attendre les conclusions des Français.

Une partie de l’opinion publique libanaise soupçonne d’autre part le Hezbollah d’avoir voulu mettre le feu au stock de nitrate d’ammonium pour effacer les preuves de son utilisation. Selon cette théorie, le mouvement chiite aurait servi de mule au régime syrien en acheminant ces matières, qui peuvent être détournées pour fabriquer des explosifs, vers Damas. L’arrivée de cette marchandise au Liban coïnciderait au moment où le régime de Bachar el-Assad était accusé de larguer des barils d'explosifs (des barils chargés de morceaux de ferraille et de TNT) sur sa population et Damas aurait eu tout intérêt à garder le nitrate d’ammonium au port de Beyrouth au risque d'interpeller la communauté internationale. Une enquête du journaliste Firas Hatoum diffusée fin janvier sur la chaîne télévisée al-Jadeed avait pour sa part fait état de l’implication présumée de trois hommes d’affaires syro-russes proches du régime de Assad dans l’acheminement du nitrate d'ammonium vers le port de la capitale libanaise.

Pour pouvoir vérifier une telle hypothèse, il faudrait entre autres pouvoir prouver que le stock de nitrate d’ammonium avait été entamé. D’après une source judiciaire, les expertises libanaise et française estiment que 20 à 25 % de la totalité du stock ont explosé, soit 550 à 700 tonnes sur les 2 750. Mais cela signifie-t-il pour autant que le reste du stock n’était plus dans le hangar avant l’explosion ? Pas nécessairement. Dans le rapport de la police judiciaire libanaise, il est indiqué qu’en raison de leur mauvais entreposage, les sacs de nitrate n’ont pas entièrement détoné ce qui aurait fortement réduit la force de la déflagration. De plus, la quantité qui n’a pas explosé pourrait avoir brûlé, ou s’être dispersée. Selon Gareth Collett, expert onusien en explosifs, il est quasi impossible de déterminer la quantité exacte présente dans le hangar avant la déflagration.


Le hangar n° 12 : une bombe à retardement.

Ingénieur britannique, Gareth Collett est celui qui a travaillé avec le centre de recherche Forensic Architecture (FA) sur la fameuse reconstitution 3D du hangar n° 12 avant son explosion. Son expertise a permis à FA de définir comment étaient entreposées les différentes matières au sein du bâtiment et la manière dont le feu s’y est propagé grâce à l’étude des différentes fumées se dégageant du hangar au moment de l’incendie que l’on a pu observer via les nombreuses vidéos ayant circulé. Le hangar n° 12 contenait une quantité de matériaux inflammables et hautement incompatibles en ce qui concerne leur stockage : 23 tonnes de feux d’artifice, des pneus, du méthanol, des mèches d’allumage, des huiles, des meubles, du bois, de la nourriture et, évidemment, 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium. En mettant de côté l’hypothèse d’une attaque, toutes les conditions étaient déjà réunies pour que ce cocktail redoutable explose au moindre incident.

Interrogé par L’OLJ pour savoir ce qui a pu brûler en premier au sein du hangar, Gareth Collett affirme que les fumées blanches visibles au début sont typiques de matières rapidement inflammables, comme le carton et le bois, dont la combustion peut être provoquée par une simple cigarette ou allumette, ou n’importe quelle étincelle émise dans le cadre d’une soudure ou d’un problème électrique. Le feu s’est par la suite développé et propagé à d'autres matières combustibles, comme les pneus, les liquides inflammables et les feux d'artifice. L’intensité avec laquelle ces derniers se sont mis à brûler a propagé des sources d'inflammation dans d'autres zones de l'entrepôt. D’après l’expert britannique, le nitrate d’ammonium contaminé par des années de stockage défaillant ne pouvait pas résister à une chaleur aussi intense. Sa détonation, dans ces conditions, était alors inéluctable.





Les enquêteurs libanais étaient-ils conscients qu’ils avaient affaire à une véritable bombe à retardement pour s'être orientés si rapidement vers la piste d’un accident lié à des travaux de soudure ? Le hangar n° 12 subissait en effet des réparations depuis le 29 juillet 2020. Un rapport de la sûreté de l’État établi deux mois plus tôt par le capitaine Joseph Naddaf avait mis en lumière les conditions déplorables de cet entrepôt. Le procureur de la République Ghassan Oueidate avait, par conséquent, ordonné des travaux de sécurisation du hangar n° 12 pour empêcher toute intrusion et le vol de ces matières à des fins terroristes.

La compagnie de l'entrepreneur Salim Chebli, qui intervient au port depuis 1994, a remporté l'appel d'offre pour exécuter les travaux chiffrés à 6 millions de livres libanaises qui consistaient à réparer quelques portes et à reboucher des trous, dont un de 40 cm de diamètre, au niveau des murs du hangar. Au quatrième et dernier jour de leur intervention, soit le jour de l'explosion, les trois ouvriers de la compagnie Chebli ont effectué des travaux de maintenance et de soudure sur deux portes du hangar n° 12.

Placés en détention avec leur patron Salim Chebli depuis le mois d’août, les ouvriers ont assuré, selon les informations obtenues par L'Orient-Le Jour, avoir effectué leurs dernières soudures sur les portes 3 et 11 (voir schéma) aux alentours de 16h. Ils se sont ensuite rendus sur un autre site pour y effectuer des réparations avant de quitter le port vers 17h, ce qui a pu être confirmé par les caméras de surveillance.

Les réparations effectuées ce jour-là auraient-elles pu déclencher le feu constaté un peu moins de deux heures plus tard dans le hangar ? La probabilité qu’une étincelle liée à la soudure ait pu mettre le feu aux poudres est mince. D’abord parce que la maintenance sur les portes a été effectuée à partir de l'extérieur du bâtiment, et ensuite parce que l’incendie s’est déclenché à près de 50 mètres de la zone d’intervention des ouvriers. Rien ne peut toutefois garantir qu’aucun incident, comme le jet d’une cigarette allumée ou n'importe quelle autre erreur ou négligence, voire même qu'un acte malveillant, n’ait pu se produire pendant les travaux tant les dispositifs de sécurité au sein du port se révèlent pitoyables.

D’après les informations obtenues par L'OLJ, les ouvriers ont certes aperçu de gros sacs éventrés entreposés n'importe comment dans le bâtiment. Mais ils ne savaient pas qu'ils contenaient du nitrate d'ammonium et n'avaient aucune idée de la nature explosive de ces matières. À aucun moment, lors de leurs travaux, ils n'ont, en outre, été alertés quant à un possible danger. Un des hommes rapporte même qu’un responsable au port lui a demandé d’entrer dans le hangar pour ouvrir une des portes (qui ne s’ouvre que de l’intérieur ) et qu’il a dû marcher sur les sacs qui s'étalaient sur toute la surface du sol pour pouvoir y accéder.

Aucune disposition adéquate n'avait donc été prise pour intervenir sur un site abritant des substances dangereuses, ni par les personnes en charge du hangar ni par les ouvriers et leur superviseur. Une photo d’eux travaillant devant le hangar a longtemps circulé sur le web et on y voit clairement les conditions rudimentaires de l'opération de maintenance : les ouvriers travaillent en simple pantalon et basket, et ne portent aucune tenue, outil ou protection adaptés.

À cela s’ajoute la surveillance bancale des travaux. Toute la journée du 3 août, les ouvriers ont travaillé seuls, alors qu’un employé de la direction du port était désigné pour les accompagner pendant toutes les étapes de l'opération de maintenance. La porte sur laquelle ils travaillaient la veille avait été tirée sans être verrouillée, afin qu'ils puissent poursuivre les travaux le lendemain. Cela signifie que les travailleurs ont eu librement accès au hangar, en dehors de toute surveillance. Enfin, détail qui a son importance : alors que la direction du port avait donné aux ouvriers l'ordre de quitter le hangar à 14h30, ces derniers sont restés au-delà de cette heure limite afin de boucler les travaux. Personne n'était donc présent avec eux pendant les dernières heures de maintenance qui ont précédé l'incendie.

D’autre part, comment un tel chantier a-t-il pu démarrer sans qu’aucun inventaire précis de ce que contient le hangar n’ait été établi au préalable et transmis aux prestataires ? Les informations obtenues par L'OLJ semblent indiquer que cet inventaire n’a jamais été fait alors que les 23 tonnes de feux d’artifice avaient été placées dans l’entrepôt plusieurs années avant le nitrate d'ammonium. Cette information à elle seule aurait dû suffire pour mettre en pause les travaux et faire évacuer les produits pyrotechniques qui doivent être strictement isolés au sein d’un bâtiment selon la réglementation. En somme, les prestataires du port de Beyrouth ont effectué des réparations près d’une véritable bombe que la moindre étincelle pouvait activer, tandis que les responsables successifs du hangar et leur hiérarchie semblent n’avoir jamais envisagé que leur négligence puisse atteindre un degré extrême de criminalité. « En fin de compte, la cause de l’explosion paraît secondaire par rapport au fait que nos responsables ont trimballé cette bombe pendant six ans sans savoir quoi en faire. C’est cela le plus choquant, et cela en dit long sur nos institutions », estime le chercheur Mohanad Hage Ali en référence à toutes les preuves qui ont révélé que des responsables à tous les niveaux étaient au courant du danger que représentaient ces matières stockées au cœur de Beyrouth, sans avoir jamais donné l’ordre de les évacuer loin des zones d’habitations.

Font: OLJ / Par Marie-Jo SADER, le 17 avril 2021 à 00h01



Thursday, March 18, 2021

Jésuite, lève-toi ! Les maîtres de l’intelligence culturelle au cœur d’une guerre d’influence.

 Publié par Jérôme Gabriel le 18 Mars 2021


Le Saint-Siège disposait-il de l’un des meilleurs services de renseignement et d’influence au monde ? Entre les lumières et les ombres de l’ordre des soldats de Jésus.


crédit photo : Pape François - le Jésuite - friendsofsion.org


Ad maiorem Dei gloriam : « Pour une plus grande gloire de Dieu »
 
En matière de religion, Dieu n’est jamais assez grand… Avec près de 17 000 membres, dont 12 107 prêtres, 1 331 frères, 2 842 scolastiques et 706 novices — selon les derniers recensements -, la Compagnie de Jésus – ou de ses racines latines : Societas Jesu – représente numériquement l’un des effectifs les plus importants de l’Église catholique avec les branches franciscaines et salésiennes. Présent dans 112 pays et sur tous les continents, l’ordre est maintenant majoritairement réparti en Asie, en Amérique latine et en Afrique au travers de l’un des plus anciens réseaux diplomatiques au monde composé de nonciatures (ambassades), de délégations apostoliques ou de Congrégations ecclésiastiques extraordinaires. Conçue comme une armée « Romaine », la Compagnie est dirigée par un Praepositus Generalis : un supérieur général (généralat) communément appelé « Père Général ». Confirmé par le Pape et élu jusqu’à sa mort, il dispose d’une autorité absolue sur la Compagnie et possède la quasi-exclusivité du sceau des nominations de ses membres. Selon la légende, c’est une armée romaine sous mandat d’un pape « blanc » et sous les ordres d’un général : le pape « noir ».



Une institution singulière chargée de former, influer et propager.

Le sceau de la Compagnie, ou christogramme, IHS, représente les
trois premières lettres de IHΣOYΣ (Iêsous) : « Jésus » en grec.
 
La Compagnie a été fondée en 1539 par Ignace de Loyola, François Xavier ainsi que Pierre Favre et leurs premiers fidèles ; elle fut approuvée en 1540 par le pape Paul III ce qui est remarquable en temps ecclésiastique. Selon la légende, c’est en 1538 à la chapelle de La Storta, au Pays basque, qu’Ignace de Loyola aurait eu une vision qui le confirme dans ses projets et le décide à nommer son groupe « la Compagnie de Jésus ». Chargée dès ses débuts d’activités missionnaires, pastorales et intellectuelles, c’est en 1547 que la Compagnie se développe principalement au travers de missions d’enseignement et de formation tournées en priorité vers des élites locales. Son implantation ne cesse de se répandre sur tous les continents, aussi bien en Amérique du Sud qu’en Afrique jusqu’au cœur même de l’empire ottoman et en Asie - terres de conquête.



Une des plus grandes contributions documentaires des archives du Vatican

Les travaux de la Compagnie ont produit en parallèle l’une des plus importantes matières littéraires dans des domaines aussi variés que les sciences, les traductions et transcriptions de textes et les réflexions sociopolitiques participant dans son ensemble à l’un des plus impressionnants recueils de référence en matière d’histoire et de civilisation humaine : une bibliothèque savante dont l’objet premier, comme pour toute constitution d’archives culturelles, cultuelles et historiques est la captation des connaissances à des fins d’influence culturelle, mais surtout, le contrôle de la diffusion du savoir par le seul média de l’époque : les livres. Certains avancent même que le Saint-Siège en tant qu’institution politique et religieuse, fut la première à comprendre l’importance capitale de l’influence du savoir et de sa diffusion par le contrôle des médias de l’époque. Sur le million et demi de documents retraçant deux mille ans d’histoire conservés sur 85 kilomètres linéaires de tablettes d’étagères dans un bâtiment climatisé construit sous la cour du musée du Vatican longtemps appelé les Archives secrètes apostoliques du Vatican (Archivum Secretum Apostolicum Vaticanum), la Compagnie en possède l’une des plus larges contributions. Ces archives recèlent l’ensemble des rapports des nonces (ambassades) les procès-verbaux des réunions des différentes congrégations de la Curie ainsi que les correspondances internes, les documents du Saint-Office, les notes des entretiens entre le secrétaire d’État et le pape, les comptes rendus des échanges entre les préfets constituent parmi d’autres ressources un immense matériau susceptible d’apporter un nouvel éclairage sur les relations internationales et les secrets de l’Histoire. Parmi ceux-ci se trouvent en partie uniquement les correspondances de l’Ordre de Jésus. Ce sont des ouvrages signés du sceau singulier des meilleures pratiques de l’arcane « ad usum nostrorum tantum » : « seulement à l’usage des nôtres. »
 

Une armée des ombres
 
Pourtant, malgré une activité institutionnelle tournée exclusivement vers l’enseignement, aucune autre compagnie du Saint-Siège n’a autant fait l’objet de défiances et de méfiances politiques sur une si longue période. Précédée de plusieurs dissolutions successives au sein de la tumultueuse histoire de l’Église, l’ordre Jésuite a autant provoqué de passions que de réactions des puissants que celles suscitées en leur temps par les Templiers. La puissance et la domination est une bataille d’influence visible en dernier ressort, mais toujours invisible dans sa préparation. Derrière les « soft powers » aux apparences culturelles ou philosophiques se cachent souvent des armées politiques. Aucune notoriété ne dure dans le temps sans une organisation partisane et structurée ; ce dont les jésuites sont passés maîtres en structurant l’ordre comme une armée romaine avec à sa tête un général que les légendes désignent par opposition au pape « blanc » : le pape « noir » ou Praepositus Generalis.

Mais outre les luttes intestines politiques, d’influence et de pouvoir dans de nombreuses légendes façonnées autour des Praepositus Generalis et de ses armées, c’est aussi et surtout un facteur de rupture technologique qui va provoquer l’amplification de l’Ordre dans ses missions d’influence - une rupture qui va progressivement transformer l’exercice d’influence par l’enseignement en mission politique internationale de contre-influence.
 

Une rupture technologique : la machine infernale de Jean Gutenberg
 
Inventée en 1454 par Jean Gutenberg, la première imprimerie typographique a révolutionné le monde religieux en rendant la Bible accessible au plus grand nombre, mais aussi en contrepoint, en favorisant l’impression de nombreux ouvrages indépendants voire « hérétiques » dont les influences allaient faire vaciller l’ordre établi. Dès la fin du XVI siècle, le Saint-Office ne tarde pas à être débordé par le développement de la presse typographique utilisée comme nouveau média parallèle par les premiers auteurs réformateurs protestants, les philosophes politiques, les libres penseurs ou d’influents scientifiques. L’auto-édition de masse devient une possibilité accessible à tous et en marge de la censure dans la diffusion d’idées nouvelles. Cette révolution technologique suivie d’une avalanche de publications a probablement eu en son temps autant d’influence et d’impact que celui d’Internet et les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Le diable n’est plus simplement une affaire de « détails ».
 
Pour comprendre la puissante influence d’une telle rupture technologique sur l’ordre papal, il faut se rappeler que jusqu’au XVe siècle, seule l’église possède les moyens et les fins sur la production du savoir et sa diffusion par la calligraphie des scribes religieux et l’emploi exclusif du latin. Une sorte de quasi-monopole informationnel et politique sur les Puissants du Saint Empire Romain Germanique dont la seule langue commune était le latin. Jusqu’alors, au sein même du Vatican, une puissante congrégation dénommée « Congrégation de l’Index » pratique une sévère censure apostolique en marge de menées brutales envers toute forme d’opposition séditieuse, d’influences religieuses concurrentes ou de regroupements anticléricaux : Juifs ou Protestants, simples croyants devenus « hérétiques » de par leurs pratiques non conformes, contre-papistes d’influence Cathare ou Templière jusqu’aux scientifiques les plus renommées comme Galilée ou Copernic. La « machine » de Gutenberg change la donne et le contrôle spirituel par la domination culturelle ne s’opère plus simplement par l’écriture et le savoir, mais doit intervenir sur une plus large échelle face aux atteintes potentielles à l’autorité temporelle et au monopole religieux imposé par l’Église. Une révolution silencieuse est en marche qui crée de nouvelles libertés éditoriales et permet enfin de larges diffusions accessibles au plus grand nombre en langue vulgaire, car pour endoctriner il faut savoir « impressionner » ; matière première que sont les écritures et les illustrations pour toute maison de Presse ou Média d’influence en termes d’impact et de diffusion.



World Map based on Matteo Ricci - 1850 - Credits Jumei, Chogen after Nagakubo



Propager, diffuser, convertir… le monde.

Afin de renforcer l’Église face aux attaques directes dont elle fait l’objet aux premières heures de la sédition réformiste, le centre romain a élaboré des principes missionnaires dès le XVIIe siècle et s’est doté en 1622 de la congrégation pour la propagation de la foi – la « Congregatio de propaganda fide », relayée sur le terrain par les délégués apostoliques dont au premier plan les jésuites au travers de leurs missions.

Parmi les pays convoités par les jésuites en mission se trouve la Chine où deux hommes s’illustrent : Michèle Ruggieri et Mattéo Ricci. Ils vont pénétrer en Chine en 1583 où ils s’implanteront à Pékin avant de rapidement parvenir à obtenir les faveurs de l’Empereur et influencer les élites à son service. Fort d’une intelligence adaptative et d’une capacité hors norme à intégrer la culture locale, le père Mattéo Ricci ne tarde pas à être reconnu comme un pair par les mandarins et les hauts fonctionnaires lettrés chinois et devient de fait le premier sinologue tant et si bien qu’il parviendra même à devenir mandarin en 1594 en ayant converti quatre cents Chinois au catholicisme.

Ils seront suivis en chine par de nombreux frères d’armes comme le père Amiot dont la première traduction du Sun Tzu (l’art militaire des Chinois par Sun-tse) en 1772 aura de nombreuses influences sur la pensée stratégique. C’est aussi le cas d’Alexandre de Rhodes en 1623 dont le travail exceptionnel permettra la création du premier alphabet romanisé d’Asie en modifiant l’influence culturelle chinoise sur l’écriture et surtout la culture vietnamienne. Deux missionnaires jésuites, Johann Grueber et Albert Dorville, atteindront Lhassa au Tibet en 1661. François Xavier débarque à Goa dès 1542 et y fonde le premier collège de jésuites, avant de se rendre au Japon où il arrive le 27 juillet 1549. C’est au Japon en 1580 que François Xavier réussit un coup de maître en parvenant à convaincre le daïmio Ōmura Sumitada d’accorder aux jésuites le fief de Nagasaki… La littérature jésuitique regorge de tours de force aussi incroyables que légendaires.
 
Expulsés par la suite ou simplement démis de leurs fonctions, les arcanes secrètes des correspondances de ces missionnaires de la Compagnie n’ont pas fini de nous éclairer sur les nombreuses voies d’un ordre d’élite dont les pratiques en matière d’intelligence culturelle et politique restent encore à ce jour impénétrables : pour la « plus grande gloire de Dieu » et de son ministère romain aux affaires temporelles.




Font: Jérôme GABRIEL

Fondateur d’Arcana Strategia Conseil et des éditions stratégiques Maîtres et Dirigeants, Jérôme Gabriel est avant tout passionné par l’intelligence et les cultures stratégiques asiatiques (Chine-Japon). Expert d’état en intelligence économique et protection des entreprises (INHESJ), l’auteur a vécu et travaillé plusieurs années sur la zone Asie-Pacifique.
Ancien directeur d’un service d’intelligence stratégique et de gestion des risques, il intervient aujourd’hui en tant que formateur et conseiller auprès de PME-PMI. Activement engagé dans la protection, l’appui commercial et stratégique des entreprises, il est l’auteur de plusieurs publications pour le Journal Le Temps (Blog) et de deux ouvrages dont "Décryptage de la pensée stratégique Sun Tzu " publié en septembre 2020.