Sunday, April 18, 2021

Explosion au port de Beyrouth : ce qui pourrait avoir déclenché l'incendie.

 Qu’est-ce qui a fait brûler le hangar numéro 12 et conduit à l’explosion gigantesque du port de Beyrouth ? Bien qu’aucune hypothèse ne soit à écarter, la piste d’un incendie accidentel plutôt qu’une attaque extérieure demeure la plus réaliste selon nos investigations.


Le port de Beyrouth après l'explosion du 4 août 2020. Archives AFP


Huit mois se sont écoulés et les Libanais attendent toujours des réponses sur ce qui a pu conduire à l’une des plus grosses explosions non nucléaires de l’histoire humaine, lorsque des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium ont détoné au sein du port de Beyrouth le 4 août dernier, ôtant la vie à plus de 200 personnes et détruisant des quartiers entiers de la capitale.

L’enquête en cours comprend trois volets. Le premier concerne l’historique du Rhosus, le navire qui transportait les 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, un fertilisant agricole qui peut également être transformé en explosif. Il s’agit de savoir pourquoi ce navire poubelle enregistré en Moldavie est arrivé au port de Beyrouth en 2013 et à qui appartient véritablement la marchandise qu’il transportait. Le deuxième volet tente d’établir les responsabilités à différents échelons qui ont conduit à ce que ces matières dangereuses demeurent pendant de si longues années dans l'enceinte du port et notamment dans le hangar n° 12. Le troisième volet vise à savoir ce qui s’est passé le 4 août, pour que le hangar prenne feu et que le nitrate d'ammonium explose.

Selon les sources judiciaires proches du dossier, les deux premiers volets sont ceux qui avancent le plus. En revanche, on ne saurait toujours pas ce qui a mis le feu aux poudres le 4 août. Une expression à prendre au sens littéral, étant donné l’énorme quantité d’explosifs qui étaient stockée aux côtés des sacs de nitrate d’ammonium. La piste d’un incendie accidentel lié à des travaux de réparation ayant lieu le même jour au hangar n°12 a été rapidement privilégiée par les autorités libanaises au moment des faits. Mais pour élucider cette partie de l'enquête, la justice libanaise compterait beaucoup sur le rapport d'experts commissionnés par la France qui ne leur a toujours pas été remis. La France tout comme les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient envoyé, après le drame, des experts qui ont travaillé conjointement avec les forces de sécurité intérieure libanaises sur le terrain pour tenter de reconstituer les événements et élucider les causes de l’explosion. Si le FBI a rendu son rapport en octobre, il ne semble pas être parvenu à des réponses concluantes allant au-delà des éléments déjà apportés par les services libanais. « Les Français ont procédé au travail technique et scientifique le plus poussé avec des plongeurs qui ont fait des prélèvements sous-marin. Les deux juges successifs Fadi Sawan et Tarek Bitar (chargé de l’instruction de l'enquête) m’ont tous deux dit qu’ils attendaient impatiemment leurs résultats », indique à L’OLJ la ministre sortante de la Justice Marie-Claude Najm.


La piste d’une attaque extérieure.

Les circonstances entourant l’explosion du port de Beyrouth pourraient alimenter les scénarios les plus paranoïaques tant les coïncidences mises bout à bout semblent invraisemblables. Comment est-il possible que des matières chimiques restées pendant six ans dans un hangar dans des conditions de stockage déplorables finissent par exploser au moment où des travaux de sécurisation étaient enfin lancés ? Comment interpréter le fait que cette catastrophe se produise deux semaines seulement après la remise d’une lettre au président de la République l’informant, pour la première fois, de la présence de cette quantité massive de nitrate d'ammonium ? Comment oublier que quelques heures avant l’explosion, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avait menacé de faire payer au Hezbollah le même prix qu'en 2006, après une série de heurts survenus à la frontière israélo-libanaise ? Et enfin comment ne pas se souvenir que le Tribunal spécial pour le Liban devait rendre son verdict sur l’assassinat de Rafic Hariri trois jours après la catastrophe?

Pour mieux démêler le complexe écheveau, il faut revenir sur les instants qui ont précédé l’explosion, ce mardi 4 août 2020. Vers 17h55, les pompiers de la caserne de la Quarantaine sont avertis qu'un incendie s’est déclaré au port de Beyrouth. On ne leur donne toutefois aucune information quant à la présence d’un stock de nitrate d’ammonium sur les lieux. À la même heure, une première vidéo postée sur les réseaux sociaux montre des colonnes de fumée blanche se dégageant du hangar situé juste en face des énormes silos à grains. Lorsque les pompiers arrivent sur place, quelques minutes plus tard, l’incendie a gagné en intensité et la fumée est devenue noire. Ils appellent du renfort et tentent d’ouvrir le hangar. Mais rapidement le feu prend une autre tournure et une série d’explosions se déclenche, accompagnée de grosses étincelles qui suggèrent la présence de feux d’artifice. À 18h08, une énorme boule de feu se forme au milieu du hangar, suivie de la gigantesque détonation équivalente à environ 600 tonnes de TNT qui laissera un cratère de 100 mètres de long et 6 mètres de profondeur. Une déflagration qui fera des dégâts jusqu’à 10 kilomètres de distance.

Quelques heures seulement après le drame, alors que les autorités commencent à évoquer la piste de l’explosion accidentelle d’un stock de nitrate d’ammonium, Donald Trump déclare que « cela ressemble à une terrible attaque » et affirme détenir des informations de généraux américains dont il ne révèle pas l’identité. Les propos du président des États-Unis sont toutefois contredits le même jour par ceux de ses responsables de la défense. Selon eux, s’il y avait eu des indications montrant qu'un acteur régional (sous-entendu Israël) ait pu exécuter une opération de cette ampleur, Washington aurait automatiquement renforcé ses troupes et protégé ses intérêts dans la région par craintes de représailles.

Trois jours après l'explosion, c’est au tour du président libanais d’évoquer la possibilité d’une attaque « au moyen d’un missile ou d’une bombe ». Michel Aoun dit avoir demandé à la France l'accès à des images satellitaires « afin de savoir s'il s'agit d'une agression extérieure ou des conséquences d'une négligence ». Interrogé par L’OLJ pour savoir si le président Aoun maintient ses déclarations aujourd'hui, Salim Jreissati, son conseiller, répond qu’à l'époque et face à l’ampleur du désastre, le président ne pouvait pas écarter l’hypothèse d’un acte de guerre ou d’un sabotage. « Comme beaucoup de Libanais avaient affirmé avoir entendu des avions, le président a demandé des images satellitaires. Mais dès que l’affaire a été déférée devant la Cour de justice, le chef de l’État ne s’est plus jamais exprimé sur l’enquête ni prononcé sur aucune hypothèse », ajoute-t-il. Habitués au viol fréquent de leur espace aérien par les avions israéliens, nombreux sont les Libanais qui disent avoir reconnu le son d’un avion avant la déflagration. Le général à la retraite Khalil Helou en fait partie. « Je suis persuadé que c’est une attaque israélienne que le monde est en train de couvrir. Le fait que les Français ne fournissent pas toutes les images au Liban est en une preuve », déclare l’ancien militaire libanais.

Sur l'accès aux images satellitaires, la France ne semble pas très claire. Y a-t-il eu refus de les fournir ? « Non. Mais les demandes n’avaient pas été envoyées par les voies judiciaires. C’est une question de procédure », déclare une source diplomatique française à L’OLJ. Au sein du gouvernement libanais, on confirme toutefois que la France a promis de fournir ce matériel. Les images seront-elles transmises au juge Bitar en même temps que le rapport d’expertise scientifique tant attendu ? On apprend d’une source officielle libanaise que lorsqu'il était encore aux manettes de l’enquête, le juge Sawan avait fait appel aux Nations unies pour qu’elles demandent aux États membres de livrer ces images au Liban. Une requête non conforme aux prérogatives de l’ONU lui avait répondu son secrétaire général. Les États-Unis auraient, quant à eux, transmis des images très peu significatives de type « google map ». La chance qu’un satellite de renseignements ait pu capter des images au-dessus du port de Beyrouth au moment de l'explosion est toutefois infime, car la plupart opèrent en orbite basse. Ils tournent autour du globe à une vitesse supérieure à la vitesse de rotation de la Terre et ne restent pas au-dessus d’un point donné.

Pour le moment, il n’existe donc aucune preuve pointant vers une attaque aérienne. Dans un document datant du 7 août et accompagné d'images que L’OLJ a pu consulter, la Direction générale de l’Aviation civile libanaise écrit que les systèmes de radars locaux n’ont repéré aucun appareil militaire ennemi ou ami dans le ciel libanais et alentour entre 17h et 18h10. En outre, l’analyse des photos et vidéos prises au moment de l’incendie et de l’explosion n’a montré aucun indice appuyant l'hypothèse de la présence d'un avion ou d'un missile, ce dernier étant généralement détectable à l'œil nu, s’il est gros, mais aussi par les radars. « L'explosion ne peut pas être le résultat d'une opération d'un avion ou d’un drone militaire, car cela aurait été aussi repéré par tous les radars des pays voisins », affirme pour sa part Joseph Henrotin, rédacteur en chef du magazine Défense et Sécurité internationale. « Il est trop tiré par les cheveux d’imaginer que tout le monde voudrait cacher l’information », ajoute-t-il. « Et puis frapper comme ça en pleine ville, à côté des silos à grains c’est trop gros ! Je ne connais aucun officier de force aérienne qui recommanderait une option pareille. C’est créer des dommages collatéraux absolument incontrôlables, d’une part, et de l’autre, c’est ridicule du point de vue de la discrétion », poursuit-il. Selon le politologue spécialiste de la défense, si Israël avait voulu neutraliser une cible située en pleine ville, il aurait fait intervenir des forces spéciales.


L’hypothèse d’une cache d’armes du Hezbollah.

Les Israéliens ont nié toute implication dans les événements du 4 août. « L’État Hébreu ne s'attendait pas à créer des dégâts d'une telle ampleur car son objectif n’était pas de viser le nitrate d’ammonium mais un dépôt d’armes ou des intérêts du Hezbollah au port de Beyrouth », martèle quant à lui l’ancien général libanais Khalil Helou, pas convaincu par les dénégations israéliennes.

Ces allégations partagées par une partie de l'opinion publique et relayées dans certains articles ont été fermement démenties par Hassan Nasrallah. « Il n’y a rien nous appartenant au port, pas de stock d’armes, pas de roquettes, pas de pistolets, pas de bombes, pas de balles, pas de nitrate. Il n’y en a pas, il n’y en a pas eu et il n’y en aura pas », avait martelé, lors d'un discours le 7 août, le leader du parti de Dieu en affirmant que l'investigation lui donnerait raison.

Ces dernières années, Israël a eu pour habitude d’effectuer des frappes aériennes contre des positions du Hezbollah sur le sol syrien dans le but affiché d'empêcher le ravitaillement en armes du mouvement chiite par Téhéran. Toutefois, en 2019, les Israéliens ont réalisé une attaque inédite au sein de la capitale libanaise. Des petits drones, dont l’un transportait une charge explosive de 5 kilos, se sont écrasés dans la banlieue sud de Beyrouth. L’UAV armé a explosé contre un centre appartenant au Hezbollah, faisant trois blessés et des dégâts matériels. C'était la première fois que l’on voyait des drones chargés d'explosifs survoler l'aéroport, mettre en danger l’aviation civile et commerciale et s’écraser dans les rues du Liban.

Si de tels petits engins étaient à l'origine des explosions du 4 août, il faudrait néanmoins qu’ils aient pénétré avec une impressionnante précision et sans être vus dans le hangar à travers une ouverture pour pouvoir causer les dégâts escomptés. Plusieurs des fenêtres du hangar n° 12 étaient ouvertes au moment de l'incendie, mais elles étaient aussi couvertes d’un grillage d’après les informations d’une des personnes placées en détention.

Par ailleurs, il faudrait encore prouver qu'il y avait bel et bien une réserve d’armes au sein de ce bâtiment. « Pourquoi le Hezbollah utiliserait-il le port de Beyrouth, où opèrent de nombreux services de sécurité, comme entrepôts d’armes ? Ça n'a pas de sens », estime Mohanad Hage Ali, chercheur au Carnegie Middle East Center selon lequel rien n’a jamais accrédité cette thèse par le passé. « Le port est une institution libanaise où toutes les parties sont représentées et y opèrent. C’est un lieu trop exposé pour que le Hezbollah puisse y fabriquer librement des munitions. » Selon le rapport d’enquête de la police judiciaire libanaise consulté par l'OLJ, aucune trace de munitions ne semble avoir été retrouvée. Ce document produit un inventaire des matières collectées sur les lieux de la déflagration par les experts libanais. Les morceaux métalliques que certaines personnes ont trouvés ça et là dans les rues de Beyrouth et dont certains ont estimé qu'il s'agissait de débris de roquettes et de munitions, ont été identifiés comme des morceaux de la structure du hangar 12 qui a été pulvérisé. Il est écrit, dans ce rapport daté du 24 août, que les prélèvements analysés n’ont révélé aucune trace d’explosifs militaires ou d’obus. Des entretiens entre le FBI et les enquêteurs libanais en date du 21 août, dont les procès verbaux ont fuité dans le quotidien al-Akhbar, proche du Hezbollah, vont dans le même sens. Il faudra encore attendre les conclusions des Français.

Une partie de l’opinion publique libanaise soupçonne d’autre part le Hezbollah d’avoir voulu mettre le feu au stock de nitrate d’ammonium pour effacer les preuves de son utilisation. Selon cette théorie, le mouvement chiite aurait servi de mule au régime syrien en acheminant ces matières, qui peuvent être détournées pour fabriquer des explosifs, vers Damas. L’arrivée de cette marchandise au Liban coïnciderait au moment où le régime de Bachar el-Assad était accusé de larguer des barils d'explosifs (des barils chargés de morceaux de ferraille et de TNT) sur sa population et Damas aurait eu tout intérêt à garder le nitrate d’ammonium au port de Beyrouth au risque d'interpeller la communauté internationale. Une enquête du journaliste Firas Hatoum diffusée fin janvier sur la chaîne télévisée al-Jadeed avait pour sa part fait état de l’implication présumée de trois hommes d’affaires syro-russes proches du régime de Assad dans l’acheminement du nitrate d'ammonium vers le port de la capitale libanaise.

Pour pouvoir vérifier une telle hypothèse, il faudrait entre autres pouvoir prouver que le stock de nitrate d’ammonium avait été entamé. D’après une source judiciaire, les expertises libanaise et française estiment que 20 à 25 % de la totalité du stock ont explosé, soit 550 à 700 tonnes sur les 2 750. Mais cela signifie-t-il pour autant que le reste du stock n’était plus dans le hangar avant l’explosion ? Pas nécessairement. Dans le rapport de la police judiciaire libanaise, il est indiqué qu’en raison de leur mauvais entreposage, les sacs de nitrate n’ont pas entièrement détoné ce qui aurait fortement réduit la force de la déflagration. De plus, la quantité qui n’a pas explosé pourrait avoir brûlé, ou s’être dispersée. Selon Gareth Collett, expert onusien en explosifs, il est quasi impossible de déterminer la quantité exacte présente dans le hangar avant la déflagration.


Le hangar n° 12 : une bombe à retardement.

Ingénieur britannique, Gareth Collett est celui qui a travaillé avec le centre de recherche Forensic Architecture (FA) sur la fameuse reconstitution 3D du hangar n° 12 avant son explosion. Son expertise a permis à FA de définir comment étaient entreposées les différentes matières au sein du bâtiment et la manière dont le feu s’y est propagé grâce à l’étude des différentes fumées se dégageant du hangar au moment de l’incendie que l’on a pu observer via les nombreuses vidéos ayant circulé. Le hangar n° 12 contenait une quantité de matériaux inflammables et hautement incompatibles en ce qui concerne leur stockage : 23 tonnes de feux d’artifice, des pneus, du méthanol, des mèches d’allumage, des huiles, des meubles, du bois, de la nourriture et, évidemment, 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium. En mettant de côté l’hypothèse d’une attaque, toutes les conditions étaient déjà réunies pour que ce cocktail redoutable explose au moindre incident.

Interrogé par L’OLJ pour savoir ce qui a pu brûler en premier au sein du hangar, Gareth Collett affirme que les fumées blanches visibles au début sont typiques de matières rapidement inflammables, comme le carton et le bois, dont la combustion peut être provoquée par une simple cigarette ou allumette, ou n’importe quelle étincelle émise dans le cadre d’une soudure ou d’un problème électrique. Le feu s’est par la suite développé et propagé à d'autres matières combustibles, comme les pneus, les liquides inflammables et les feux d'artifice. L’intensité avec laquelle ces derniers se sont mis à brûler a propagé des sources d'inflammation dans d'autres zones de l'entrepôt. D’après l’expert britannique, le nitrate d’ammonium contaminé par des années de stockage défaillant ne pouvait pas résister à une chaleur aussi intense. Sa détonation, dans ces conditions, était alors inéluctable.





Les enquêteurs libanais étaient-ils conscients qu’ils avaient affaire à une véritable bombe à retardement pour s'être orientés si rapidement vers la piste d’un accident lié à des travaux de soudure ? Le hangar n° 12 subissait en effet des réparations depuis le 29 juillet 2020. Un rapport de la sûreté de l’État établi deux mois plus tôt par le capitaine Joseph Naddaf avait mis en lumière les conditions déplorables de cet entrepôt. Le procureur de la République Ghassan Oueidate avait, par conséquent, ordonné des travaux de sécurisation du hangar n° 12 pour empêcher toute intrusion et le vol de ces matières à des fins terroristes.

La compagnie de l'entrepreneur Salim Chebli, qui intervient au port depuis 1994, a remporté l'appel d'offre pour exécuter les travaux chiffrés à 6 millions de livres libanaises qui consistaient à réparer quelques portes et à reboucher des trous, dont un de 40 cm de diamètre, au niveau des murs du hangar. Au quatrième et dernier jour de leur intervention, soit le jour de l'explosion, les trois ouvriers de la compagnie Chebli ont effectué des travaux de maintenance et de soudure sur deux portes du hangar n° 12.

Placés en détention avec leur patron Salim Chebli depuis le mois d’août, les ouvriers ont assuré, selon les informations obtenues par L'Orient-Le Jour, avoir effectué leurs dernières soudures sur les portes 3 et 11 (voir schéma) aux alentours de 16h. Ils se sont ensuite rendus sur un autre site pour y effectuer des réparations avant de quitter le port vers 17h, ce qui a pu être confirmé par les caméras de surveillance.

Les réparations effectuées ce jour-là auraient-elles pu déclencher le feu constaté un peu moins de deux heures plus tard dans le hangar ? La probabilité qu’une étincelle liée à la soudure ait pu mettre le feu aux poudres est mince. D’abord parce que la maintenance sur les portes a été effectuée à partir de l'extérieur du bâtiment, et ensuite parce que l’incendie s’est déclenché à près de 50 mètres de la zone d’intervention des ouvriers. Rien ne peut toutefois garantir qu’aucun incident, comme le jet d’une cigarette allumée ou n'importe quelle autre erreur ou négligence, voire même qu'un acte malveillant, n’ait pu se produire pendant les travaux tant les dispositifs de sécurité au sein du port se révèlent pitoyables.

D’après les informations obtenues par L'OLJ, les ouvriers ont certes aperçu de gros sacs éventrés entreposés n'importe comment dans le bâtiment. Mais ils ne savaient pas qu'ils contenaient du nitrate d'ammonium et n'avaient aucune idée de la nature explosive de ces matières. À aucun moment, lors de leurs travaux, ils n'ont, en outre, été alertés quant à un possible danger. Un des hommes rapporte même qu’un responsable au port lui a demandé d’entrer dans le hangar pour ouvrir une des portes (qui ne s’ouvre que de l’intérieur ) et qu’il a dû marcher sur les sacs qui s'étalaient sur toute la surface du sol pour pouvoir y accéder.

Aucune disposition adéquate n'avait donc été prise pour intervenir sur un site abritant des substances dangereuses, ni par les personnes en charge du hangar ni par les ouvriers et leur superviseur. Une photo d’eux travaillant devant le hangar a longtemps circulé sur le web et on y voit clairement les conditions rudimentaires de l'opération de maintenance : les ouvriers travaillent en simple pantalon et basket, et ne portent aucune tenue, outil ou protection adaptés.

À cela s’ajoute la surveillance bancale des travaux. Toute la journée du 3 août, les ouvriers ont travaillé seuls, alors qu’un employé de la direction du port était désigné pour les accompagner pendant toutes les étapes de l'opération de maintenance. La porte sur laquelle ils travaillaient la veille avait été tirée sans être verrouillée, afin qu'ils puissent poursuivre les travaux le lendemain. Cela signifie que les travailleurs ont eu librement accès au hangar, en dehors de toute surveillance. Enfin, détail qui a son importance : alors que la direction du port avait donné aux ouvriers l'ordre de quitter le hangar à 14h30, ces derniers sont restés au-delà de cette heure limite afin de boucler les travaux. Personne n'était donc présent avec eux pendant les dernières heures de maintenance qui ont précédé l'incendie.

D’autre part, comment un tel chantier a-t-il pu démarrer sans qu’aucun inventaire précis de ce que contient le hangar n’ait été établi au préalable et transmis aux prestataires ? Les informations obtenues par L'OLJ semblent indiquer que cet inventaire n’a jamais été fait alors que les 23 tonnes de feux d’artifice avaient été placées dans l’entrepôt plusieurs années avant le nitrate d'ammonium. Cette information à elle seule aurait dû suffire pour mettre en pause les travaux et faire évacuer les produits pyrotechniques qui doivent être strictement isolés au sein d’un bâtiment selon la réglementation. En somme, les prestataires du port de Beyrouth ont effectué des réparations près d’une véritable bombe que la moindre étincelle pouvait activer, tandis que les responsables successifs du hangar et leur hiérarchie semblent n’avoir jamais envisagé que leur négligence puisse atteindre un degré extrême de criminalité. « En fin de compte, la cause de l’explosion paraît secondaire par rapport au fait que nos responsables ont trimballé cette bombe pendant six ans sans savoir quoi en faire. C’est cela le plus choquant, et cela en dit long sur nos institutions », estime le chercheur Mohanad Hage Ali en référence à toutes les preuves qui ont révélé que des responsables à tous les niveaux étaient au courant du danger que représentaient ces matières stockées au cœur de Beyrouth, sans avoir jamais donné l’ordre de les évacuer loin des zones d’habitations.

Font: OLJ / Par Marie-Jo SADER, le 17 avril 2021 à 00h01



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